LES HISTORIENS SONT-ILS TOUJOURS OBJECTIFS par M. Francis CHA

 

 Francis CHA nous a transmis cette présentation pour sa conférence :

          

    L’historien, entre scientificité et subjectivité.

 

 

 

   L’historien, pour décrire le passé, utilise des méthodes scientifiques : exactitude des faits rapportés, analyse rigoureuse des documents, utilisation de savoirs spécialisés en archéologie, numismatique, onomastique, toponymie, épigraphie, paléographie, paléontologie….

 

   Mais il n’échappe pas à sa subjectivité dans le choix de l’objet d’étude, dans l’angle de vue qu’il prend, dans la pondération des faits et des facteurs d’explication, dans son rapport à sa propre histoire et au présent.

 

 L’histoire n’est pas seulement une pratique scientifique. Elle est présente dans les sociétés sous diverses formes :   universitaire,  scolaire,  médiatique,  commémorative,   mémorielle,  revendicatrice,  justicière,  touristique….

 

   On rencontre aussi une fausse histoire qui peut avoir  l’aspect de la vraie : les théories sur les extra-terrestres, les illuminati, le protocole des sages de Sion, le négationnisme…. 

 

  L’histoire (ou son instrumentalisation) est la base sur laquelle se fondent  les identités religieuses, ethniques, nationales.

 

 Peut-elle échapper au procès que lui faisait Paul Valéry ?

 

      « L'Histoire justifie ce que l'on veut. Elle n'enseigne rigoureusement rien car elle contient tout et donne des exemples de tout… C'est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. »

 

 

  ci dessous vous pourrez lire deux textes:

  l'un de M. Granger

  L'autre pris sur internet

 

 

 

1)  L'objectivité de l'histoire suppose-t-elle l'impartialité de l'historien ?  


    Le sujet concerne le statut épistémologique de l'histoire et l'éventuel rôle politique de l'historien : il s'agit de montrer que pour relater fidèlement le cours temporel des affaires humaines, l'historien doit idéalement adopter un point de vue affranchi de toute subjectivité, chose impossible. Dès lors il convient de montrer jusqu'à quel point son manque de neutralité est tolérable. On se risquera à dire que le travail de l'historien est scientifiquement faible mais moralement nécessaire.


    Plutôt qu'Hérodote, on tient généralement Thucydide pour le premier historien digne de ce nom. C'est que l'auteur de La guerre du Péloponnèse, condamné à l'exil par les athéniens et donc devenu apatride, prétendait jouir d'un point de vue privilégié – celui du tiers - pour penser les causes de l'affrontement entre Sparte et Athènes. De cet exemple peut-on déduire qu'il faudrait être neutre pour écrire l'histoire ? 
    L'histoire désigne à la fois le cours des événements humains passés et le récit explicatif de ces événements. L'objectivité est la condition de la scientificité. L'historien est celui qui fait profession de raconter objectivement les faits passés à partir de documents. De prime abord donc il semble bien que l'impartialité soit la condition de la valeur scientifique du travail de l'historien. Mais, étymologiquement, l'ob-jet est ce qui est jeté devant moi. Pour que l'histoire soit relatée objectivement, il faudrait par conséquent que l'historien place l'histoire devant lui. Or d'une part l'historien appartient à l'histoire : il est lui-même inséré dans le cours des événements ; d'autre part, ce qu'il décrit n'est plus : l'historien n'a pas présentement son objet d'étude devant lui. Il y a donc un double obstacle à la prétendue objectivité de l'histoire. Faut-il pour autant renoncer à l'édifier comme l'une des sciences humaines légitimes ? On voit alors une alternative se dessiner : ou bien poser que l'histoire est objectivable parce que l'historien peut s'affranchir de ses propres déterminations historiques et s'appuyer sur des documents crédibles ou bien établir que l'histoire est finalement subjective et que l'historien n'offre à sa propre époque que la mémoire qu'elle veut bien se donner. Condensons le problème : l'historien est-il un scientifique ou un idéologue ? Sert-il la vérité ou le pouvoir ?
    Après avoir cherché quelles sont les règles épistémologiques qui donnent au travail de l'historien sa fiabilité ( I ), on montrera que, malgré lui, il ne peut prétendre à une parfaite neutralité  ( II ) mais que, pourtant, son œuvre reste indispensable ( III ).

    Plan possible :

    I ) Les conditions possibles de la scientificité de l'histoire :
          A) Afin d' échapper à la subjectivité, l'historien doit écrire comme s'il n'était « d'aucun temps ni d'aucun lieu » (Fénelon).
          B) Pour parvenir à restituer les événements passés, il peut paradoxalement valoriser sa subjectivité en se transportant par empathie dans l'époque qu'il étudie (Michelet).
          C) A défaut, il peut chercher des lois aux événements humains et dégager des principes objectifs pour penser, voire anticiper le cours de l'histoire (Marx).
         
    II) L'impossible neutralité de l'historien :
          A) Chacun est « le fils de son temps » (Hegel). L'historien doit assumer son propre déterminisme historique.
          B) Conscient de l'importance des mentalités dans l'écriture de l'histoire, il peut les prendre comme objet d'étude et par là retrouver une nouvelle forme d'objectivité (Braudel).

          C) La philosophie elle-même peut servir ce travail de l'historien et dialoguer avec lui en lui offrant une méthode descriptive rigoureuse : celle de l'archéologie du savoir (Foucault) 
 
    III) Le travail nécessaire de l'historien :
L'histoire reste bien épistémologiquement faible car les documents sont lacunaires (Paul Veyne) et les historiens idéologiquement marqués (François Furet)
Mais sans elle, la seule mémoire des faits reste celle de la tradition car « l'histoire est toujours écrite par les vainqueurs » (Walter Benjamin)
Il y a donc une légitimité à réinterpréter sans cesse les événements passés en assumant les valeurs de sa propre époque, à utiliser en histoire des catégories subjectives comme celle, par exemple, de l'horreur pour décrire la Shoa (Ricoeur)

 

Philomag juillet 2010

 

textes:

 

 

 

"Il y a donc pour l'histoire une tentation esthétique, qui la renvoie au roman, et une tentation formaliste, qui la renvoie aux sciences sociales. Le talent  de l'historien consiste à naviguer entre ces deux écueils. En tant que discipline autonome et constituée, l'histoire nous paraît donc être, plutôt qu'une science, l'un des arts qui caractérisent une culture. Elle est de ce point de vue plus qu'une science en ce qu'elle constitue déjà un savoir technique, mais une technique visant à modifier non notre monde, mais à nous édifier un passé.  Quelque soin qu'elle prenne d'être "objective", la nature même du fait humain passé, rattaché aux existences individuelles, l'oblige à être une idéologie."

 

 

G.G.Granger Pensée formelle et sciences de l'homme

 

 

2) 

L'objectivité de l'histoire suppose-t-elle l'impartialité de l'historien ?

 

Énoncé

 


 

L'objectivité de l'histoire suppose-t-elle l'impartialité de l'historien ?

 

Corrigé

 

Introduction

 

Comme l'affirmait Nietzsche au début de sa deuxième Considération inactuelle, l'animal vit « étroitement attaché […] au piquet de l'instant » : il ne connaît ni la morsure du remords, ni la crainte de l'avenir, parce qu'il demeure d'instant en instant dans un présent qui dure toujours. C'est pour cette raison qu'il n'y a pas, au sens propre, d'histoire des animaux, et que c'est l'homme et lui seul qui peut écrire une histoire naturelle : l'homme est le seul de tous les êtres vivants à mener une vie historique, c'est-à-dire à avoir conscience que le passé passe, justement, qu'il s'abîme dans le néant et qu'il faut en garder une trace que ce soit sur le mode du souvenir personnel, de la mémoire collective d'un peuple ou de ces récits que construisent ceux qui s'attachent à reconstituer l'histoire passée de l'humanité, les historiens. L'historien, au sens moderne du mot, n'est plus le chroniqueur du Moyen Âge dont la fonction était d'écrire pour les archives les faits et gestes des puissants afin d'en conserver la teneur (si tant est que le terme « archive » vient du grec archè, le pouvoir, le commandement) : le rôle de l'historien moderne, c'est justement de retrouver ces traces, de les comparer à d'autres sources et d'en tirer peu à peu une connaissance du passé la plus exacte et la plus objective possible. Mais s'il étudie par définition un passé révolu (que ce dernier soit proche ou lointain), l'historien n'en est pas moins à chaque fois un homme de son temps, animé de préoccupations qui sont celles de son époque et de la société à laquelle il appartient, préoccupations qui constituent le présent dans lequel s'exerce son activité de recherche : c'est à partir de son présent que l'historien interprète le passé, en sorte que son travail reflète parfois davantage les préjugés de son siècle que la réalité historique qu'il est censé dépeindre (on n'écrirait plus l'histoire de la Révolution française comme Thiers le faisait au xixe siècle, par exemple). Cette difficulté est devenue particulièrement aiguë au siècle dernier, quand l'histoire a eu la prétention de s'ériger en science et même en « reine des sciences », puisqu'elle était la seule (pensait-on) à pouvoir expliquer toutes les autres (ainsi, les progrès de la mathématique ne sont pas pensables hors d'une histoire des mathématiques). Or, dans ce souci d'élaboration scientifique de l'histoire, on s'est mis à exiger de l'historien qu'il se comporte lui-même comme un scientifique, c'est-à-dire qu'il demeure exact, impartial et objectif face aux faits qu'il décrit et dont il essaye de reconstituer l'enchaînement. En devenant science, l'histoire a voulu se faire objective ; et une science est « objective » quand elle n'interprète pas les faits, mais qu'elle se préoccupe uniquement de les expliquer. Ce qui fait que la physique est une science, c'est que le physicien n'interprète pas la nature : il essaye d'en dégager les lois, c'est-à-dire d'expliquer les phénomènes en les rapportant à leurs causes.
Mais précisément : cette exigence d'objectivité a-t-elle un sens en histoire, où il ne s'agit pas simplement de dégager des chaînes de causes et d'effets, mais bien plutôt de déterminer l'importance et le sens des événements historiques ? L'objectivité de l'histoire suppose-t-elle l'impartialité de l'historien ? La question est bien de savoir si l'historien est susceptible de faire abstraction des influences du présent afin qu'elles ne viennent pas déformer ou orienter de manière partiale son interprétation du passé. Mais d'un autre côté, la connaissance du passé ne sera jamais qu'interprétative puisqu'il ne s'agit pas simplement de faits constatables, mais de conduites humaines invitant à poser la question de leur sens et des intentions poursuivies. Alors, l'historien peut-il être impartial, et même doit-il l'être ? Si la réponse est affirmative, de quelle impartialité pourrait-il bien s'agir et quel sens donner à l'objectivité de l'histoire ?

 

I. L'histoire est une discipline interprétative

 

Si l'historien cherche à comprendre le sens des événements passés, alors il se livre à un acte d'interprétation qui court toujours le risque d'être entaché de préjugés subjectifs : comment l'histoire pourrait-elle être objective si l'historien interprète les événements et ne se contente pas de les décrire ? Car enfin, faire l'histoire du débarquement allié, ce n'est pas dénombrer les forces en présence et compter les canons : c'est tâcher de comprendre pourquoi les alliés l'ont fixé à cette date, pourquoi les Allemands ont tardé à réagir, etc. L'historien a affaire non à des faits naturels, mais à des actions humaines ; il se pose la question de l'intention qui y a présidé, laquelle ne pourra jamais qu'être sujette à interprétation. Parce que l'histoire est toujours histoire des hommes, elle est histoire d'événements à chaque fois singuliers, qui se seraient déroulés différemment si les acteurs n'avaient pas été les mêmes : non seulement l'objet de l'histoire est « une réalité qui a cessé d'être » (comme l'affirmait Raymond Aron), mais cette réalité ne se reproduira plus jamais exactement de la même façon. On comprend alors la difficulté qu'il y a à faire de l'histoire une science objective : si le physicien peut être objectif, c'est parce que son objet (la nature) est régi par des lois. Il n'y a pas d'événements naturels, il n'y a que des faits qui sont la conséquence nécessaire de lois physiques ; c'est pourquoi les faits naturels se répètent, alors que l'histoire, comme le disait Marx, « ne repasse pas les plats ». Parce que les faits naturels se répètent, le physicien peut dégager les lois de leur apparition : expliquer la chute d'un corps, c'est ramener cette chute particulière à la loi de la gravitation universelle. Mais si les événements historiques sont singuliers, alors l'historien ne saurait les ramener à des lois de l'histoire : on explique un fait de la nature en le ramenant à sa loi, on comprend un événement historique en tentant d'en élucider le sens, ce qui est bien différent d'établir des chaînes mécaniques de causes et d'effets. Parce que l'historien a affaire à des actions humaines, et non aux faits bruts de la nature matérielle et mécanique, la question qu'il pose est celle de leur signification, de l'intention des acteurs, bref, du « pourquoi » et non simplement du « comment ». Si par exemple un historien voulait exposer pourquoi la Gaule est devenue une province romaine, il ne lui suffirait pas de montrer que la supériorité tactique et le génie militaire de César lui assuraient une victoire certaine. Encore faudrait-il montrer quels motifs ce dernier avait eu de franchir le Rubicon, quitte à se mettre hors la loi, ce qui réclame à son tour d'élucider la nature de ses ambitions politiques, le contexte de sa rivalité avec Pompée, bref, de comprendre les actes à partir d'intentions qui n'apparaissent jamais clairement comme telles, et que l'interprétation doit dégager des événements.
Mais alors, si l'histoire est une discipline interprétative, comment l'historien pourra-t-il jamais être assuré d'être impartial ? Et par conséquent, l'histoire elle-même peut-elle prétendre à l'objectivité d'une science ?

 

II. La forme de l'objectivité dans l'interprétation historique

 

Que l'histoire soit une discipline interprétative, cela ne signifie cependant pas qu'elle soit soumise au caprice ou aux lubies d'une subjectivité individuelle. Si l'histoire a la prétention d'être une connaissance, cela signifie qu'elle prétend à une valeur de vérité. C'est en ceci justement qu'elle s'oppose à la mémoire collective, qui généralement ne retient du passé que la version la plus apte à conforter le présent dans ses préjugés. L'histoire a pour but d'établir la réalité des faits passés, par-delà leurs transfigurations successives (par exemple, notre représentation des guerres coloniales n'est plus du tout celle qu'en avaient leurs contemporains).
Mais si le but de l'historien, c'est d'ôter le voile de préjugés que sans cesse nous jetons sur le passé depuis notre présent, alors il peut à bon droit prétendre à une certaine forme d'objectivité grâce à une méthode rigoureuse (par exemple, authentifier les documents sur lesquels on s'appuie, dater, multiplier, comparer les sources), qui lui assure d'être le plus impartial possible, en mettant à distance par l'étude objective du déroulement historique les interprétations fausses que la tradition nous a transmises. Mais de quelle objectivité s'agit-il ici ? Car enfin, même en s'appuyant sur une méthode, l'historien reste et demeure un interprète, et même si son travail fournit une connaissance plus exacte du passé historique, cette dernière ne peut pour autant prétendre à l'objectivité scientifique.
Comme le dit en effet l'historien H.-I. Marrou, « la vérité historique est élaborée » : elle se fabrique, elle n'est pas donnée. Le fait historique est construit : l'objet de l'histoire, le passé humain, n'a d'existence que dans la connaissance qu'en élabore l'historien. Qui décide que tel événement est important et digne d'étude, et que tel autre est accessoire et secondaire ? Qui relie cet événement à un autre, en établissant des liens qui pourtant n'apparaissent jamais comme tels ? L'historien ne reconstitue pas simplement le passé : il le constitue, c'est-à-dire qu'il fait d'une succession confuse d'événements une trame cohérente orientée par un sens. L'histoire n'existe donc comme telle que dans son élaboration par l'historien : le passé humain n'est saisi qu'au terme d'un travail de recherche qui, pour nous permettre de le connaître, doit d'abord le construire. Mais précisément, si connaître pour l'historien, c'est en fait élaborer le passé et le constituer en lui donnant un sens par son travail d'interprétation, alors l'histoire ne semble pas pouvoir être une science objective, précisément parce que l'interprétation que fait l'historien ne sera jamais assez impartiale : comment ne pas se poser la question des impuretés que le présent vivant peut venir interposer entre le chercheur et cette réalité évanouie ?
Ainsi donc, si l'on veut à tout prix faire de l'histoire une science objective, on posera que l'historien doit faire montre de la même impartialité face à son objet, que le physicien face aux faits qu'il décrit. Or cela est à l'évidence impossible : on peut certes exiger de lui qu'il se détache le plus possible de son propre présent, qu'il fasse abstraction des intérêts, des passions et des enjeux de sa propre époque, qu'il ait dans son travail une exigence de neutralité. Mais comment juger de cette neutralité elle-même ? L'événement qu'il tente de comprendre n'existe plus : on ne peut donc pas comparer l'interprétation qu'il donne à l'événement lui-même ; tout au plus peut-on la comparer à une autre interprétation.
Ainsi donc, « l'objectivité » est impossible en histoire, tout simplement parce que l'impartialité l'est aussi. Mais ce serait une réelle objection si l'on parvenait à démontrer que la neutralité de l'historien était souhaitable, à supposer qu'elle soit possible. Mais précisément : quel sens pourrait bien avoir l'histoire comme connaissance du passé si elle ne permettait en aucune façon d'éclairer notre présent ? Être « neutre », « objectif », « impartial », cela signifierait pour l'historien s'abstenir de tisser des relations entre le présent et le passé étudié. Or c'est justement cela qui constitue tout l'intérêt de l'histoire, à tel point qu'il faut savoir d'où l'on vient pour être capable de décider où l'on va. « L'histoire antiquaire » dont parlait Nietzsche, et qui entasse les faits passés sans jamais les rapporter à notre plus intime présent, est en fait une perversion du sens historique : si l'homme fait de l'histoire, s'il s'intéresse à son passé, c'est parce qu'il se soucie de son avenir, lequel à son tour est déterminé par le présent au même titre exactement que celui-ci est déterminé par le passé. C'est pour cette raison qu'on n'attend pas des historiens un simple recueil impartial de faits objectifs, mais aussi et avant tout « une subjectivité de réflexion », pour reprendre l'expression de Paul Ricœur, autrement dit une interprétation qui soit aussi une méditation sur l'agir humain : cela seul est susceptible de nous intéresser au cœur même de notre présent. Certes, l'interprétation du passé proposée par l'historien doit se garantir par sa méthode de tous les délires subjectifs, si du moins elle veut pouvoir prétendre au titre de connaissance. Mais elle doit aussi assumer sa part interprétative : c'est à ce titre qu'elle sera effectivement connaissance du passé. Si l'homme fait de l'histoire, s'il mène une existence de part en part historique, c'est précisément parce qu'il a conscience du lien qui unit son passé et son avenir, lien qui s'établit à chaque fois depuis son présent. Parce que l'histoire est une discipline interprétative, elle est placée sous le signe du « cercle herméneutique » dont parlait Dilthey : quand je lis un texte, le sens général du livre guide et oriente dès le départ ma lecture de détail ; et cette lecture de détail corrige peu à peu l'orientation de départ. Lire un texte, c'est donc faire sans cesse un aller et retour entre présent et passé, chacun éclairant l'autre. De même en histoire, la compréhension que nous avons de notre présent guide la façon que nous avons de nous intéresser aux événements passés, c'est elle qui nous fait pressentir que tel événement est plus important que tel autre ; et en retour, l'étude du passé vient corriger la compréhension que nous avons de ce présent. Si l'historien interroge le passé à partir de son présent, donc aussi à partir des préoccupations et des présupposés du présent lui-même, la compréhension du passé qu'il dégage vient modifier le regard qu'il jette sur ce présent. La connaissance historique est connaissance du passé quand elle fait ainsi un aller et retour constant du passé vers le présent, du présent vers le passé, l'un éclairant l'autre et réciproquement. Comme l'affirme encore Paul Ricœur, il y a dans l'histoire comme discipline une nécessaire « qualité de subjectivité », dictée par son objet lui-même : parce qu'elle s'intéresse aux actions des hommes, l'histoire a affaire à du sens, et le sens ne s'explique pas : il se comprend et s'interprète.

 

Conclusion

 

Sans doute l'objectivité de l'histoire supposerait-elle l'impartialité absolue de l'historien si on comprenait cette objectivité même à l'aune de l'activité scientifique. Or il est essentiel ici de ne pas perdre de vue l'opposition posée par Dilthey entre les faits de la nature que nous expliquons et la vie de l'esprit que nous comprenons. Ce qu'il y a d'objectif dans l'histoire, ce sont les faits, les dates et c'est cette objectivité du matériel historique que la méthode de l'historien doit garantir. Mais ce matériel historique n'est pas encore l'histoire elle-même : l'historien ne peut pas se contenter de collecter des dates, d'authentifier des documents et de vérifier l'exactitude des faits rapportés : ceci constitue le point de départ de son travail et non sa conclusion. Son but en effet, ce n'est pas d'établir une chronologie des faits, mais de tenter de ressaisir un sens. Davantage même : il n'y a pas de « faits » en histoire ; plus qu'à des faits, l'historien s'intéresse à des événements, à des situations, à des actions humaines à chaque fois porteuses d'une signification dans la mesure où s'y s'expriment des désirs et des intentions humaines.
Ainsi donc, l'histoire n'est jamais un simple constat, et l'historien, jamais un simple spectateur impartial : il s'agit de comprendre le sens du passé pour éclairer celui du présent et en retour éclairer le passé depuis notre présent. Il y a par conséquent dans toute situation historique un enjeu dramatique de sens : l'historien doit produire cette intelligibilité et il ne le peut que par un récit, une mise en intrigue qui constitue l'événement en lui conférant une signification. L'objectivité en histoire n'a donc pas le même sens que dans les sciences de la nature pour la simple et bonne raison que leurs objets respectifs n'ont rien à voir. Il ne s'agit pas alors de dénier à l'histoire toute prétention à l'objectivité, mais d'admettre que la physique n'est pas le seul modèle de l'objectivité possible. Tenter, à partir du présent, de ressaisir interprétativement un sens passé et corriger les erreurs des interprétations présentes au fur et à mesure que le passé se découvre en son sens, voilà l'exigence en histoire : l'objectivité y est et demeure un but à atteindre mais qui n'est jamais atteint, un idéal vers lequel le travail d'élaboration tend de façon tangentielle et qui ne doit pas amener à considérer le passé comme une matière morte auquel l'historien devrait se rapporter sans jamais la ramener au présent.

 

 

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