ALBERT CAMUS par M. Francis CHA

Francis CHA est déjà intervenu plusieurs fois pour nos conférence. La dernière portait sur Montaigne. Voici le compte rendu de ses propos, qu'il a lui même ecrit

  

 

                   Les idées politiques d’ d’Albert Camus 

 

        Décédé dans un accident de voiture le 3 janvier 1960, Albert Camus , prix Nobel de littérature en 1957, était romancier ( l’Etranger, la Peste,  la Chute , le Premier homme….), essayiste  ( Le Mythe de Sisyphe, l’Homme révolté… ), prosateur (l’Envers et l’Endroit , Noces , l’été … ), dramaturge  (  Etat de siège , Caligula, les Justes … ),  journaliste et  éditorialiste (à Alger républicain, à  Combat, à l’ Express)…    

 

  Il fut aussi un militant engagé dans les questions politiques et sociales de son époque : le front populaire,  la résistance, la libération, la guerre froide, la guerre d’Algérie.   

 

  A sa mort un bel hommage lui fut rendu par Sartre qui avait été son ami       :

 

 «  Il représentait, en ce siècle et contre l’histoire, l’héritier actuel de cette longue lignée de moralistes dont les œuvre constituent, peut- être, ce qu’il y a de plus original dans les lettres françaises. Son humanisme têtu étroit  pur austère et sensuel livrait un combat douteux contre les évènements massifs et difformes de ce temps Mais, inversement, par l’opiniâtreté de ses refus il réaffirmait au coeur de notre époque contre les machiavéliens contre les veaux d’or du réalisme l’existence du fait moral »

 

 

 

 

Au delà de la conférence, voici trois textes pris sur internet et qui peuvent vous donner un aperçu de l'oeuvre littéraire de Camus

 

 

1 ) Dix citations marquantes d'Albert Camus

 

L'œuvre littéraire et philosophique de l'écrivain reste proche des questions modernes touchant à la condition humaine ou l'absurdité de l'existence, un siècle après la naissance de l'auteur de La Peste.

 

Un peu moins de cinquante années de vie, mais une œuvre intellectuelle particulièrement riche. Albert Camus, né il y a tout juste cent ans, a disparu dans un tragique accident de voiture à l'âge de 47 ans. Il a laissé derrière lui un très grand nombre d'écrits littéraires, philosophiques et journalistiques traduisant sa pensée, qui a marqué le XXe siècle.

 

L'absurdité de l'existence et la condition de l'être humain furent parmi les thématiques les plus marquantes de son œuvre. Camus a notamment questionné les principes qui régissent la vie des hommes et les buts que chacun peut trouver à son existence afin d'en repousser la fin inéluctable. L'anniversaire de sa naissance est l'occasion de revenir sur sa pensée, à travers dix citations significatives des thèmes qui ont traversé ses écrits.

 

L'absurdité

 

«L'absurde est la notion essentielle et la première vérité.» Le Mythe de Sisyphe

 

«Un homme est toujours la proie de ses vérités.» Le Mythe de Sisyphe

 

La morale

 

«L'honneur est la dernière richesse des pauvres.» Les Justes

 

«Il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.» La Peste

 

Le rébellion

 

«La liberté, seule valeur impérissable de l'histoire.» L'Homme révolté

 

«J'ai compris qu'il ne suffisait pas de dénoncer l'injustice, il fallait donner sa vie pour la combattre.» Les Justes

 

Le pessimisme

 

«Tout homme est un criminel qui s'ignore.» L'Homme révolté

 

«Celui qui désespère des événements est un lâche, mais celui qui espère en la condition humaine est un fou.» Carnets

 

La politique

 

«Gouverner, c'est voler, tout le monde sait ça.» Caligula

 

«La société politique contemporaine: une machine à désespérer les hommes.» Actuelles

 

Principales œuvres: Caligula (1938, pièce de théâtre); Noces (1939, recueil d'essais); Le Mythe de Sisyphe (1942, essai); L'Étranger (1942, roman); La Peste (1947, roman); Les Justes (1949, pièce de théâtre); L'Homme révolté (1951, essai); La Chute (1956, roman).

 

 

2 ) CAMUS, Fédérateur autant qu’il divise

  

Une polémique à propos d'une exposition à Aix-en-Provence, une campagne anti-Camus en Algérie… L'auteur de L'Homme révolté présente pus d'aspérités que sa légende ne le laisse penser. Un paradoxe sur lequel débattent le député Henri Guaino et l'historien Benjamin Stora.

 

Henri Guaino est l'auteur d'un «discours imaginaire» sur l'entrée de Camus au Panthéon, tandis que Benjamin Stora, publie, avec Jean-Baptiste Péretié, un essai où il revient sur les polémiques récentes autour de l'écrivain né le 7 novembre 1913, il y a cent ans.

 

L'historien Benjamin Stora (à gauche)
et Henri Guaino, député des Yvelines, rendent hommage à Albert Camus. Crédits photo : N. MARQUES/© Nicolas MARQUES

 

LE FIGARO. - Benjamin Stora, dans Camus brûlant, vous expliquez que celui-ci, aussi consensuel soit-il en apparence, continue de diviser. Pourquoi, selon vous?

 

Benjamin STORA.- Si Camus apparaît de prime abord comme si fédérateur, c'est qu'il continue de nous parler, quels que soient notre âge ou nos idées. Un lycéen me disait récemment qu'il préférait Camus à Flaubert. La solitude qui fut celle de Camus, sa détestation du spectacle mondain ou littéraire, mais aussi son refus de tous les systèmes qui enferment l'homme sont des aspects qui le rendent contemporain. Tout cela parle à la jeunesse d'aujourd'hui. Et pas seulement française. En même temps, il continue de susciter passion et polémique. Essentiellement quant à son rapport à l'Algérie. Certains, en Algérie, ne lui pardonnent pas d'avoir pensé que celle-ci pouvait rester fédérée à la France. On a affaire à un procès récurrent, notamment porté par le grand écrivain algérien Kateb Yacine ou par l'intellectuel arabe Edward Saïd dans les années 1980, qui reprochait à Camus son «inconscient colonial». En 2010, une «caravane Camus» devait sillonner l'Algérie pour présenter son œuvre à travers le pays, dont le projet a été interrompu à cause d'une campagne venue des milieux conservateurs algériens. Enfin, il y a eu ce projet d'exposition Camus conçu dans le cadre de Marseille-Provence 2013 dont je devais être le commissaire et qui a «capoté» pour des raisons idéologiques, car je n'avais pas le profil idoine selon certains nostalgiques du temps colonial, très actifs à Aix et qui voudraient bien récupérer Camus. Et puis on reproche aussi à Camus d'avoir été lucide avant tout le monde sur l'échec des grandes idéologies collectives révolutionnaires. Ceux qui se sentent orphelins de ces idéologies lui en veulent sans doute. Heureusement ces clivages ne mettent pas en cause son talent littéraire, qui est unanimement reconnu.

 

Henri GUAINO.- Pourquoi Camus est-il omniprésent? Parce que, d'une certaine façon, il a gagné. Paradoxalement, il est encore plus un penseur de notre temps qu'il ne l'a été du sien. Il a gagné parce que les grandes idéologies se sont effondrées et les grands maîtres à penser ont été disqualifiés. Or il en est l'antimodèle. Il le dit: je ne suis pas un philosophe. Il refuse tout prêt-à-penser. Il ne propose aucune certitude religieuse ou idéologique. Sartre donne des réponses. Camus formule des questions. Sartre veut construire un système de pensée. Camus affirme: «Ce qui m'intéresse, c'est de savoir comment il faut se conduire.» C'est l'anti-Sartre. Il va à contresens de son époque fascinée par la philosophie de l'histoire et la violence qu'elle fait subir à l'homme. Il prône la révolte de la conscience face à ce déterminisme historique qui nourrit les totalitarismes de notre temps. Fondamentalement, il est un homme de la tragédie, cet éternel combat de la mesure contre la démesure. Le tragique, c'est l'angoisse de l'homme confronté à sa propre finitude. La pensée tragique de Camus récuse la bonne conscience au profit du cas de conscience, de la conscience déchirée, celle des personnages d'Eschyle et de Sophocle. Camus se sent grec. Or, comme le souligne Benjamin Stora, notre époque est marquée par la guerre des mémoires. Au XXe siècle, on était sommé de choisir son camp mémoriel. Camus, inclassable, est un enjeu. On voudrait avoir dans son camp cet homme qui refusait tous les camps.

 

B. S.- N'oublions pas, quand même, que si Camus est antimarxiste et anti-hégélien, il situe sa critique à partir de la gauche antistalinienne de l'époque. Il ne récusera jamais son appartenance à cette histoire. Camus a été proche de certains milieux anarcho-syndicalistes. Il y a chez lui une sensibilité libertaire dissidente. Il est donc irrécupérable…

 

H. G. - Je ne cherche pas à faire de Camus un homme de droite! Ce serait absurde. C'est une problématique qui ne m'intéresse absolument pas. Il est irrécupérable pour tout le monde, il transcende les clivages. Sa posture est intellectuelle et morale, elle n'est jamais partisane, ni politicienne. Sa référence à la gauche est plus sociologique que politique, et il refusera toujours d'en être prisonnier. C'est ce qui fait son immense force morale.

 

Si Camus est un tel enjeu, c'est aussi parce qu'on a l'impression qu'il est mort sans avoir tout dit. Qu'aurait-il pensé de l'indépendance algérienne?

 

B. S. - On ne peut savoir ce que Camus aurait pensé. Son silence est lié à son désarroi. Camus était très attaché à la communauté des Européens d'Algérie et il était opposé aussi bien aux méthodes violentes des indépendantistes algériens qu'à leurs objectifs, car il refusait l'idée d'une Algérie indépendante. Il pensait que l'ère des nationalismes était révolue. Il ne comprenait donc pas l'idée de souveraineté algérienne. Pour lui, la question était de savoir comment faire vivre ensemble des communautés arabes et européennes qui avaient tout autant de légitimité. Il était pour une solution fédérale telle que la prônait Ferhat Abbas. Quand de Gaulle fait son discours du mois de novembre 1959 où il exclut la francisation/intégration comme l'indépendance et qu'il propose l'association fédérale, Camus écrira à un ami que c'était la meilleure solution. L'histoire en a décidé autrement et je ne pense pas qu'il faut faire parler Camus après sa mort…

 

H. G. -Sa mort nous confronte au silence définitif de Camus. Mais on ne peut pas dire qu'il n'a rien dit sur l'Algérie. Il a dit moult choses qu'il faut mettre en perspective avec son œuvre. Encore une fois, j'insiste: Camus est un penseur tragique. Et quoi de plus tragique que la situation algérienne où deux forces, également légitimes ou également illégitimes, selon le jugement que l'on porte, s'opposent sans conciliation possible. Camus refuse le terrorisme du FLN tout autant que la répression violente et la torture. Il récuse tous les absolutismes, le nationalisme des uns et l'aveuglement colonialiste des autres. Il ne souhaite qu'une chose qui s'avère impossible: une Algérie fraternelle. Et quand il se tait, c'est qu'il estime avoir dit ce qu'il avait à dire. Il est injurié et même menacé de tous côtés. Il a contre lui tous les extrêmes. Quand il fait sa fameuse conférence à Alger en 1956, dans la salle il est hué et dehors on crie: «À mort Camus»…

 

Henri Guaino, vous citez deux formules de Camus: «Je ne crois pas en Dieu mais ne suis pas athée» et «Je ne crois pas à la vie éternelle mais je crois au sacré». Camus était-il religieux?

 

H. G. - Il y a une dimension religieuse indéniable chez Camus. Il est hanté par la figure du Christ qu'il a découverte dans les couvents toscans, notamment à travers les tableaux de Piero della Francesca, et qu'il retrouvera dans la figure de sa mère. La question métaphysique le travaillera toute sa vie. Mais il refusera toujours de sacrifier la vie à une autre vie après la vie. Il reprochera toujours aux grandes religions comme aux grandes idéologies de tout sacrifier à un hypothétique salut dans un au-delà ou dans un avenir prétendument radieux.

 

B. S. - Il est, à mon avis, difficile d'appréhender le rapport au religieux chez Camus qui, par principe, récuse les systèmes dogmatiques. Et ce d'autant plus que son tempérament libertaire le rend méfiant envers ce que l'on désigne sous le terme de «religion». Peut-être y a-t-il chez lui une dimension mystique qui relève de l'intime mais qui est insaisissable. Malgré tout, je reste persuadé que Camus est avant tout un rationaliste, un laïc, un républicain qui doit beaucoup à l'école.

 

H. G. - La rationalité oui, le rationalisme non ; il le récuse. La dictature de la raison est aussi récusable que n'importe quelle dictature. Camus est trop sensuel pour considérer que la raison doit être le guide unique. Il est toujours sur une ligne de crête: la raison est absolument nécessaire, mais il n'est pas question de renoncer au sacré ou au rapport avec la nature. Une relation à la nature qui ne fait pourtant pas de lui un panthéiste. Camus n'est ni un pur rationaliste ni un pur mystique…

 

Benjamin Stora, vous revenez sur le débat qui a eu lieu concernant une éventuelle «panthéonisation» de Camus. Quelle est votre position personnelle?

 

 

 

B. S. -Pourquoi pas Camus au Panthéon? La question est celle de la recherche du consensus. Pour faire entrer quelqu'un au Panthéon, il faut l'accord et de la famille proche et des amis. Il faut aussi un vaste consensus qui, en l'occurrence, n'a pas existé. De mon point de vue, l'annonce était précipitée, ce qui a favorisé le soupçon de récupération idéologique. Mais sur le principe, je ne vois pas au nom de quoi on s'y opposerait.

 

H. G. -L'idée de Camus au Panthéon est liée à la dimension universelle que contient son œuvre. Le message de la tragédie est un des plus anciens messages adressés à l'humanité et c'est aussi celui de Camus. Camus incarne la Méditerranée, lieu de naissance de la tragédie et d'une certaine idée de l'homme. Avec Camus, c'est la Méditerranée, son héritage de culture et ses déchirements, qui seraient entrés au Panthéon. Encore une fois, ce n'était pas un choix politique. Mais c'était peut-être le message le plus profond de tous ceux que l'on peut adresser à la politique: «Antigone a raison et Créon n'a pas tort.» C'est l'antidote à tous les manichéismes idéologiques. Cette démarche n'est ni de droite, ni de gauche, elle transcende les clivages et les bonnes consciences.

 

Camus peut-il devenir un facteur de compréhension entre l'Algérie et la France?

 

 

 

B. S. -C'est un des aspects qui m'intéressaient, aussi bien dans l'exposition Camus à Aix-en-Provence que dans le projet de caravane Camus en Algérie. L'idée de construire une passerelle entre les deux rives à partir de la figure de Camus, et ce, d'autant plus que les extrémismes existent des deux côtés de la Méditerranée. Par exemple, il est regrettable qu'aujourd'hui à Alger, dans la maison où il a grandi, rien n'ait été fait pour signifier sa présence. En privé, beaucoup d'Algériens sont fiers de Camus. Ils savent que Camus appartient à cette terre algérienne. À l'inverse, d'autres entretiennent la polémique contre Camus parce que c'est un facteur de légitimation du pouvoir politique en place.

 

H. G. -Il y a des générations qui, d'un côté comme de l'autre, ne pourront jamais effacer les traumatismes. C'est humain. Mais on est, hélas, confronté à une instrumentalisation politique de la question coloniale et des blessures mémorielles. Pour certains, Camus est un écrivain colonial parce que l'on ne voit pas la population arabe dans son œuvre. Mais c'est un contresens complet, car c'est une œuvre construite sur le modèle du mythe. La dimension universelle l'emporte sur la psychologie et la sociologie. La Peste aurait pu se passer n'importe où. Camus écrit pour tous les hommes, quelles que soient leur époque ou leur origine. Il ne peint pas la vie quotidienne mais la condition humaine.

 

 

3 ) Un homme moral dans un monde immoral »

 

 Albert Camus, ou l’inconscient colonial

 

Après « L’Age des extrêmes », d’Eric Hobsbawm, « Le Monde diplomatique » publie — cette fois avec Fayard — « Culture et impérialisme », d’Edward W. Said. Dans ce livre, également inédit en français, le grand intellectuel américano-palestinien démontre comment l’œuvre majeure de grands écrivains occidentaux n’échappe pas à la mentalité coloniale de leur temps. Exemple : Albert Camus.

 

par Edward W. Said, novembre 2000

 

Albert Camus est le seul auteur de l’Algérie française qui peut, avec quelque justification, être considéré comme d’envergure mondiale. Comme Jane Austen (1) un siècle plus tôt, c’est un romancier dont les oeuvres ont laissé échapper les réalités impériales qui s’offraient si clairement à son attention. (...)

 

Camus joue un rôle particulièrement important dans les sinistres sursauts colonialistes qui accompagnent l’enfantement douloureux de la décolonisation française du XXe siècle. C’est une figure impérialiste très tardive : non seulement il a survécu à l’apogée de l’empire, mais il survit comme auteur « universaliste », qui plonge ses racines dans un colonialisme à présent oublié. (...)

 

Le parallèle frappant entre Camus et George Orwell (2), c’est qu’ils sont tous deux devenus dans leur culture respective des figures exemplaires dont l’importance découle de la puissance de leur contexte indigène immédiat qu’ils paraissent transcender. C’est dit à la perfection dans un jugement sur Camus qui survient presque à la fin de l’habile démystification du personnage à laquelle se livre Conor Cruise O’Brien, dans un livre qui ressemble beaucoup à l’étude de Raymond Williams sur Orwell (et paru dans la même collection, les « Modern Masters » (3).

 

O’Brien écrit : « Il est probable qu’aucun auteur européen de son temps n’a si profondément marqué l’imaginaire et aussi la conscience morale et politique de sa propre génération et de la suivante. Il était intensément européen parce qu’il appartenait à la frontière de l’Europe et était conscient d’une menace. La menace lui faisait aussi les yeux doux. Il a refusé, mais non sans lutte. Aucun autre écrivain, pas même Conrad, n’est plus représentatif de l’attention et de la conscience occidentale à l’égard du monde non occidental. Le drame interne de son oeuvre est le développement de cette relation, sous la montée de la pression et de l’angoisse. »

 

(...) De plus, Joseph Conrad et Camus ne sont pas les représentants d’une réalité aussi impondérable que la « conscience occidentale », mais bien de la domination occidentale sur le monde non européen. Conrad exprime cette abstraction avec une force qui ne trompe pas, dans son essai Geography and Some Explorers  (4). Il y célèbre 1’exploration de l’Arctique par les Britanniques puis conclut sur un exemple de sa propre « géographie militante » : « J’ai posé le doigt au beau milieu de la tache, alors toute blanche, qu’était l’Afrique, et j’ai déclaré : « Un jour j’irai là-bas. » » Il y est allé, bien sûr, et il reprend le geste dans Au coeur des ténèbres.

 

Le colonialisme occidental, qu’O’Brien et Conrad se donnent tant de mal pour décrire, est, premièrement, une pénétration hors des frontières européennes et dans une autre entité géographique. Deuxièmement, il ne renvoie nullement à une « conscience occidentale » anhistorique « à l’égard du monde non occidental » : l’écrasante majorité des indigènes africains et indiens ne rapportaient pas leurs malheurs à la « conscience occidentale », mais à des pratiques coloniales très précises comme l’esclavage, l’expropriation, la violence des armes. C’est une relation laborieusement construite où la France et la Grande-Bretagne s’autoproclamaient l’« Occident » face aux peuples inférieurs et soumis du « non-Occident », pour l’essentiel inerte et sous-développé. (...)

 

O’Brien use aussi d’un autre moyen pour tirer Camus de l’embarras où il l’a mis : il souligne que son expérience personnelle est privilégiée. Tactique propre à nous inspirer pour lui quelque sympathie, car, si regrettable qu’ait été le comportement collectif des colons français en Algérie, il n’y a aucune raison d’en accabler Camus. L’éducation entièrement française qu’il a reçue là-bas - bien décrite dans la biographie de Herbert Lottman (5) - ne l’a pas empêché de rédiger, avant-guerre, un célèbre rapport sur les malheurs locaux, dus pour la plupart au colonialisme français. Voici donc un homme moral dans un contexte immoral. Et le centre d’intérêt de Camus, c’est l’individu dans un cadre social : c’est aussi vrai de L’Etranger que de La Peste et de La Chute. Ses valeurs, ce sont la conscience de soi, la maturité sans illusion, la fermeté morale quand tout va mal. Mais, sur le plan méthodologique, trois opérations s’imposent.

 

La première, c’est d’interroger et de déconstruire le cadre géographique que retient Camus pour L’Etranger (1942), La Peste (1947) et son recueil de nouvelles (du plus haut intérêt) L’Exil et le Royaume (1957). Pourquoi l’Algérie, alors qu’on a toujours considéré que les deux premières oeuvres citées renvoyaient surtout à la France, et plus particulièrement à son occupation par les nazis ?

 

Allant plus loin que la plupart des critiques, O’Brien observe que le choix n’est pas innocent : bien des éléments de ces récits (par exemple le procès de Meursault [dans L’Etranger]) constituent une justification furtive ou inconsciente de la domination française, ou une tentative idéologique de l’enjoliver. Mais chercher à établir une continuité entre l’auteur Camus, pris individuellement, et le colonialisme français en Algérie, c’est d’abord nous demander si ses textes sont liés à des récits français antérieurs ouvertement impérialistes. (...)

 

La seconde opération méthodologique porte sur le type de données nécessaires à cet élargissement de perspective, et sur une question voisine : qui interprète ?

 

Un critique européen intéressé par l’histoire dira probablement que Camus représente l’impuissance tragique de la conscience française face à la crise de l’Europe, à l’approche d’une de ses grandes fractures. Si Camus semble avoir considéré qu’on pouvait maintenir et développer les populations de colons au-delà de 1960 (l’année de sa mort), il avait tout simplement tort historiquement puisque les Français ont abandonné l’Algérie et toute revendication sur elle deux ans plus tard seulement.

 

Lorsque son oeuvre évoque en clair l’Algérie contemporaine, Camus s’intéresse en général aux relations franco-algériennes telles qu’elles sont, et non aux vicissitudes historiques spectaculaires qui constituent leur destin dans la durée. Sauf exception, il ignore ou néglige l’histoire, ce qu’un Algérien, ressentant la présence française comme un abus de pouvoir quotidien, n’aurait pas fait. Pour un Algérien, 1962 représentera probablement la fin d’une longue et malheureuse époque inaugurée par l’arrivée des Français en 1830, et l’ouverture triomphale d’une ère nouvelle. Interpréter du même point de vue les romans de Camus, ce serait voir en eux, non des textes qui nous informent sur les états d’âme de l’auteur, mais des éléments de l’histoire de l’effort français pour rendre et garder l’Algérie française.

 

Il faut donc comparer les assertions et présupposés de Camus sur l’histoire algérienne avec les histoires écrites par des Algériens après l’indépendance, afin d’appréhender pleinement la controverse entre le nationalisme algérien et le colonialisme français. Et il serait juste de rattacher son oeuvre à deux phénomènes historiques : l’aventure coloniale française (puisqu’il la postule immuable) et la lutte acharnée contre l’indépendance de l’Algérie. Cette perspective algérienne pourrait bien « débloquer » ce que l’oeuvre de Camus dissimule, nie ou tient implicitement pour évident.

 

Enfin, étant donné l’extrême densité des textes de Camus, l’attention au détail, la patience, l’insistance sont méthodologiquement cruciales. Les lecteurs associent d’emblée ses romans aux romans français sur la France, non seulement en raison de leur langue et des formes qu’ils semblent hériter d’aussi illustres prédécesseurs qu’Adolphe et Trois contes  (6), mais aussi parce que leur cadre algérien paraît fortuit, sans rapport avec les graves problèmes moraux qu’ils posent. Près d’un demi-siècle après leur publication, ils sont lus comme des paraboles de la condition humaine.

 

C’est vrai, Meursault tue un Arabe, mais cet Arabe n’est pas nommé et paraît sans histoire, et bien sûr sans père ni mère. Certes, ce sont aussi des Arabes qui meurent de la peste à Oran, mais ils ne sont pas nommés non plus, tandis que Rieux et Tarrou sont mis en avant. Et l’on doit lire les textes pour la richesse de ce qui s’y trouve, non pour ce qui en a été éventuellement exclu. Mais justement. Je voudrais souligner qu’on trouve dans les romans de Camus ce qu’on en croyait autrefois évacué : des allusions à cette conquête impériale spécifiquement française, commencée en 1830, poursuivie de son vivant, et qui se projette dans la composition de ses textes.

 

Cette entreprise n’est pas inspirée par la vengeance. Je n’entends pas reprocher rétrospectivement à Camus d’avoir caché dans ses romans certaines choses sur l’Algérie qu’il s’efforce longuement d’expliquer, par exemple, dans les divers textes des Chroniques algériennes. Mon objectif est d’examiner son oeuvre littéraire en tant qu’élément de la géographie politique de l’Algérie méthodiquement construite par la France sur plusieurs générations. Cela pour mieux y voir un reflet saisissant du conflit politique et théorique dont l’enjeu est de représenter, d’habiter et de posséder ce territoire - au moment précis où les Britanniques quittaient l’Inde. L’écriture de Camus est animée par une sensibilité coloniale extraordinairement tardive et en fait sans force, qui refait le geste impérial en usant d’un genre, le roman réaliste, dont la grande période en Europe est depuis longtemps passée. (...)

 

Souvenons-nous. La révolution algérienne a été officiellement annoncée et déclenchée le 1er novembre 1954. Le massacre de Sétif, grande tuerie de civils algériens par des soldats français, est de mai 1945. Et les années précédentes, celles où Camus écrivait L’Etranger, ont été riches en événements ponctuant la longue et sanglante histoire de la résistance algérienne. Même si, selon tous ses biographes, Camus a grandi en Algérie en jeune Français, il a toujours été environné des signes de la lutte franco-algérienne. Il semble en général les avoir esquivés, ou, dans les dernières années, traduits ouvertement dans la langue, l’imagerie et la vision géographique d’une volonté française singulière de disputer l’Algérie à ses habitants indigènes musulmans. En 1957, François Mitterrand déclarait sans ambages, dans son livre Présence française et abandon  (7) : « Sans Afrique, il n’y aura pas d’histoire de France au XXe siècle. »

 

Pour situer Camus en contrepoint sur l’essentiel (et non sur une petite partie) de son histoire réelle, il faut connaître ses vrais prédécesseurs français, ainsi que l’oeuvre des romanciers, historiens, sociologues et politologues algériens d’après l’indépendance. Aujourd’hui, une tradition eurocentrique parfaitement déchiffrable et persistante refoule toujours dans l’interprétation ce qui, sur l’Algérie, était refoulé par Camus (et Mitterrand), et refoulé par les personnages de ses romans. Quand, dans les dernières années de sa vie, Camus s’oppose publiquement, et même violemment, à la revendication nationaliste d’indépendance algérienne, il le fait dans le droit-fil de la représentation qu’il a donnée de l’Algérie depuis le début de sa carrière littéraire, même si ses propos font alors tristement écho à la rhétorique officielle anglo-française de Suez.

 

Ses commentaires sur le « colonel Nasser », sur l’impérialisme arabe et musulman, nous sont familiers, mais le seul énoncé politique, d’une intransigeance totale, qu’il consacre à l’Algérie dans ce texte apparaît comme un résumé sans nuance de tout ce qu’il a écrit antérieurement : « En ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement français en particulier suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont eux aussi et au sens fort du terme des indigènes. Il faut ajouter qu’une Algérie purement arabe ne pourrait accéder à l’indépendance économique sans laquelle l’indépendance politique n’est qu’un leurre. (...) »

 

Le paradoxe est que partout où, dans ses romans et descrip- tions, Camus en parle, la présence française en Algérie est rendue soit comme un thème narratif extérieur, une essence échappant au temps et à l’interprétation, soit comme la seule histoire qui mérite d’être racontée en tant qu’histoire. Quelle différence d’attitude et de ton dans le livre de Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie  (8), publié, comme L’Exil et Le Royaume, en 1958 : ses analyses réfutent les formules à l’emporte-pièce de Camus et présentent franchement la guerre coloniale comme l’effet d’un conflit entre deux sociétés. C’est cet entêtement de Camus qui explique l’absence totale de densité et de famille de l’Arabe tué par Meursault ; et voilà pourquoi la dévastation d’Oran est implicitement destinée à exprimer non les morts arabes (qui, après tout, sont celles qui comptent démographiquement), mais la conscience française. (...)

 

On dispose d’une excellente recension des nombreux postulats sur les colonies françaises que partagent les lecteurs et critiques de Camus. Une étude remarquable de Manuela Semidei sur les livres scolaires français, de la première guerre mondiale au lendemain de la seconde (9), note que ces manuels comparent favorablement l’administration coloniale de la France à celle de la Grande-Bretagne : ils laissent entendre que les possessions françaises sont gouvernées sans les préjugés et le racisme des Britanniques. Dans les années 30, ce thème est inlassablement répété.

 

Quand il est fait allusion à l’usage de la violence en Algérie, par exemple, la formulation donne à croire que les forces françaises ont été obligées de prendre des mesures déplaisantes pour répondre à des agressions de la part des indigènes « poussés par leur ardeur religieuse et par l’attrait du pillage ». L’Algérie est toutefois devenue « une nouvelle France », prospère, dotée d’excellentes écoles, d’hôpitaux, de routes. Même après l’indépendance, l’image de l’histoire coloniale de la France reste essentiellement constructive : on pense qu’elle a posé les bases de liens « fraternels » avec les anciennes colonies.

 

Mais ce n’est pas parce qu’un seul point de vue paraît pertinent à un public français, ou parce que la dynamique complète de l’implantation coloniale et de la résistance indigène flétrit regrettablement le séduisant humanisme d’une grande tradition européenne, qu’il faut suivre ce courant d’interprétation et accepter les constructions et images idéologiques.

 

J’irai jusqu’à dire que, si les plus célèbres romans de Camus intègrent, récapitulent sans compromis et, à bien des égards, supposent un discours français massif sur l’Algérie qui appartient au langage des attitudes et références géographiques impériales de la France, cela rend son oeuvre plus intéressante, et non le contraire. La sobriété de son style, les angoissants dilemmes moraux qu’il met à nu, les destins personnels poignants de ses personnages, qu’il traite avec tant de finesse et d’ironie contrôlée - tout cela se nourrit de l’histoire de la domination française en Algérie et la ressuscite, avec une précision soigneuse et une absence remarquable de remords ou de compassion.

 

Une fois de plus, la relation entre géographie et lutte politique doit être réanimée à l’endroit précis où, dans les romans, Camus la recouvre d’une superstructure qui, écrit élogieusement Sartre, nous plonge dans le « climat de l’absurde ». Tant L’Etranger que La Peste portent sur des morts d’Arabes, des morts qui mettent en lumière et alimentent silencieusement les problèmes de conscience et les réflexions des personnages français.

 

Municipalités, système judiciaire, hôpitaux, restaurants, clubs, lieux de loisirs, écoles - toute la structure de la société civile, présentée avec tant de vie, est française, bien qu’elle administre surtout une population non française. L’homologie de ce qu’écrivent à ce sujet Camus et les livres scolaires est frappante. Ses romans et nouvelles racontent les effets d’une victoire remportée sur une population musulmane, pacifiée et décimée, dont les droits à la terre ont été durement restreints. Camus confirme donc et raffermit la priorité française, il ne condamne pas la guerre pour la souveraineté livrée aux musulmans algériens depuis plus d’un siècle, il ne s’en désolidarise pas.

 

Au centre de l’affrontement, il y a la lutte armée, dont les premiers grands protagonistes sont le maréchal Théodore Bugeaud et l’émir Abd El-Kader. Le premier est un militaire intraitable qui, dans sa sévérité patriarcale envers les indigènes, commence en 1836 par un effort pour les discipliner et finit une dizaine d’années plus tard par une politique de génocide et d’expropriation massive. Le second est un mystique soufi et guérillero infatigable, qui ne cesse de regrouper, reformer, remobiliser ses troupes contre un envahisseur plus fort et plus moderne.

 

Quand on lit les documents de l’époque - les lettres, proclamations et dépêches de Bugeaud (réunies et publiées à peu près au même moment que L’Etranger), ou une édition des poèmes soufis d’Abd ElKader (...), ou encore la remarquable reconstruction de la psychologie de la conquête par Mostafa Lacheraf, dirigeant du Front de libération nationale (FLN) et professeur à l’université d’Alger après l’indépendance, à partir des journaux et lettres français des années 1830 et 1840 (10) -, on perçoit la dynamique qui rend inévitable l’amoindrissement de la présence arabe chez Camus.

 

Le coeur de la politique militaire française telle que l’avaient mise au point Bugeaud et ses officiers, c’était la razzia, le raid punitif sur les villages, maisons, récoltes, femmes et enfants des Algériens. « Il faut empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer », avait ordonné Bugeaud. Lacheraf donne un échantillon de l’état d’ivresse poétique que ne cessent d’exprimer les officiers français à l’oeuvre : enfin ils avaient l’occasion de faire la « guerre à outrance », sans morale, sans nécessité. Le général Changarnier décrit l’agréable distraction qu’il octroie à ses soldats en les laissant razzier de paisibles villages ; ce type d’activité est enseigné par les Ecritures, dit-il, Josué et d’autres grands chefs dirigeaient « de bien terribles razzias » et étaient bénis par Dieu. La ruine, la destruction totale, l’implacable brutalité sont admises non seulement parce qu’elles sont légitimées par Dieu, mais aussi parce que - formule inlassablement répétée de Bugeaud à Salan - « les Arabes ne comprennent que la force brutale ».

 

Certains, comme Tocqueville, qui par ailleurs critiquait sévèrement la politique américaine à l’égard des Noirs et des Indiens, estimaient que le progrès de la civilisation européenne nécessitait de faire subir des cruautés aux musulmans. Dans la pensée de Tocqueville, « conquête totale » devient synonyme de « grandeur française ». L’islam, c’est « la polygamie, la séquestration des femmes, l’absence de toute vie publique, un gouvernement tyrannique et ombrageux qui force de cacher sa vie et rejette toutes les affections du coeur du côté de l’intérieur de la famille ». Et, croyant que les indigènes sont des nomades, il estime que « tous les moyens de désoler les tribus doivent être employés. Je n’excepte que ceux que l’humanité et le droit des nations réprouvent (11) ». (...)

 

Les romans et nouvelles de Camus distillent très précisément les traditions, langages et stratégies discursives de l’appropriation française de l’Algérie. Ils donnent son expression ultime et la plus raffinée à cette « structure de sentiments » massive. Mais, pour discerner celle-ci, il nous faut considérer l’oeuvre de Camus comme une transfiguration métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département français du Sud ; dans tout autre cadre, ce qui se passe est inintelligible.

 

Mais les cérémonies de noces avec le territoire - célébrées par Meursault à Alger, par Tarrou et Rieux enfermés dans les murs d’Oran, par Janine une nuit de veille au Sahara - incitent paradoxalement le lecteur à s’interroger sur la nécessité de ces réaffirmations. Quand la violence du passé français est ainsi rappelée par inadvertance, ces cérémonies deviennent, en raccourci extrêmement condensé, des commémorations de la survie d’une communauté sans perspective qui n’a nulle part où aller.

 

L’impasse de Meursault est plus radicale que celle des autres. Car, même si nous supposons que ce tribunal qui sonne faux continue d’exister (curieux endroit pour juger un Français meurtrier d’un Arabe, note à juste titre Conor Cruise O’Brien), Meursault lui-même comprend que tout est fini ; c’est enfin le soulagement - dans la bravade : « J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison. J’avais vécu de telle façon et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci et je n’avais pas fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait cette autre. Et après ? C’était comme si j’avais attendu pendant tout le temps cette minute et cette petite aube où je serais justifié. »

 

Plus de choix ici, plus d’alternative. La voie de la compassion est barrée. Le colon incarne à la fois l’effort humain très réel auquel sa communauté a contribué et le refus paralysant de renoncer à un système structurellement injuste. La conscience de soi suicidaire de Meursault, sa force, sa conflictualité ne pouvaient venir que de cette histoire et de cette communauté-là. A la fin, il s’accepte tel qu’il est - et il comprend aussi pourquoi sa mère, enfermée dans un asile de vieillards, a décidé de se remarier. « Elle avait joué à recommencer (...) si près de la mort, maman devait s’y sentir libérée et prête à tout revivre. » Nous avons fait ici ce que nous avons fait, donc refaisons-le. Cette obstination froide et tragique se mue en faculté humaine de se reproduire sans faiblir. Pour les lecteurs de Camus, L’Etranger exprime l’universalité d’une humanité existentiellement libre, qui oppose un insolent stoïcisme à l’indifférence du cosmos et à la cruauté des hommes.

 

Resituer L’Etranger dans le noeud géographique où prend naissance sa trajectoire narrative, c’est voir en ce roman une forme épurée de l’expérience historique. Tout comme l’oeuvre et le statut d’Orwell en Angleterre, le style dépouillé de Camus et sa sobre description des situations sociales dissimulent des contradictions d’une complexité redoutable, et qui deviennent insolubles si, comme tant de ses critiques, on fait de sa fidélité à l’Algérie française une parabole de la condition humaine. Tel est encore le fondement de sa renommée sociale et littéraire.

 

Pourtant, il n’a cessé d’exister une autre voie, plus difficile et stimulante : juger, puis refuser la mainmise territoriale et la souveraineté politique de la France, qui interdisaient de porter sur le nationalisme algérien un regard compréhensif. Dans ces conditions, il est clair que les limites de Camus étaient paralysantes, inacceptables. Comparés à la littérature de décolonisation de l’époque, française ou arabe - Germaine Tillion, Kateb Yacine, Frantz Fanon, Jean Genet -, ses récits ont une vitalité négative, où la tragique densité humaine de l’entre prise coloniale accomplit sa dernière grande clarification avant de sombrer. En émane un sentiment de gâchis et de tristesse que nous n’avons pas encore entièrement compris. Et dont nous ne sommes pas tout à fait remis.

 

Edward W. Said

 

Décédé en septembre 2003, Edward W. Said était professeur de littérature comparée à l’université Columbia (Etats-Unis), auteur notamment de Culture et impérialisme, Fayard-Le Monde diplomatique, Paris, 2000. Il a publié son autobiographie, A contre-voie, au Serpent à plumes (Paris) en 2002

 

 

 

 

 

 

 

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